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Re:Re:Re:Re:Re:Re:Eliade et l'horreur: deux livres: une accusation et la défense


Re: Re:Re:Re:Re:Re:Eliade et l'horreur: deux livres: une accusation et la défense -- Mondreiter
Postée par decroix rené , Jun 07,2000,08:03 Index  Forum

« il y a intérêt à prendre le casque, la pelle et la pioche! »

Je crois bien que c’est vrai à peu près pour tout. Une chose qui paraît simple souvent est une chose que l’on n’a pas assez regardée.

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« En ce qui concerne votre analyse du "temps qui use", c'est tout a fait intéressant selon moi, car dans un des cas de figure (monothéismes historicistes) le temps use irrémédiablement (…) La grande différence avec les religions historicistes est donc la nature de l'espoir apporté, »

Dans le monothéisme judéo-chrétien, celui qui par excellence valorise l’histoire, loin d’user irrémédiablement, le temps historique est le lieu même du salut , avec des variantes entre judaïsme et christianisme. Le judaïsme enracine encore bien davantage le salut dans l’histoire terrestre : l’Election, l’Alliance, la Promesse, se disent avec la Terre Promise. « Histoire sainte » est une expression quand même significative, d’autant qu’elle ne se différencie pas, dans les conceptions originelles, de l’histoire profane ( contrairement à ce que dit souvent Eliade, mais aussi il dira, plus rarement, qu’effectivement il n’y pas pour le judéo-christianisme de temps profane ; cette apparente contradiction se solutionne facilement : dans un cas il parle du sacré/profane selon sa propre sensibilité, dans l’autre selon les catégories chrétiennes contemporaines) .
Aux notions que je viens de citer venant du judaïsme, il faut ajouter pour le christianisme celle de l’Espérance (voir votre : espoir): c’est encore bien parlant : le temps chrétien est le temps de l’espoir, au bout de l’histoire il y a la Parousie, etc. Bref il est à mon avis évident que dans ce monothéisme le temps historique est valorisé, à l’extrême opposé aussi bien du refus de l’histoire d’homo religiosus que du temps cyclique des « éternels recommencements » . Ce qu’il faut introduire pour couronner cette différence, c’est un aboutissement de la notion d’histoire dans celle du devenir ( ce qui permettra, aux temps modernes occidentaux , à certains théologiens loin des « créationnistes » d’intégrer l’évolutionnisme sans trop de crispation …).

Ainsi, la possibilité de régénération par la répétition s’inscrit-elle bien en deçà sur une échelle de l’espoir, du côté du négatif ; c’est un espoir d’angoisse, par négation de la catastrophe : cet espoir de l’archaïque est celui d’éviter une catastrophe, celui du monothéisme est celui d’un événement heureux surajouté à la condition ordinaire. D’un côté entretien et réparation périodique du monde existant, de l’autre accès à un autre monde : ce qui se dit explicitement et clairement : le Paradis (judaïsme tardif, christianisme, islam . Ailleurs : le nirvana …etc.)

Le temps éliadien avec ses régénérations périodiques installe un être dont le souci principal est de demeurer, le temps historique du monothéisme judéo-chrétien installe un être dont le souci principal est de devenir ( ou re-devenir, dans le cas chrétien insistant sur la chute originelle): c’est une différence fondamentale. Puisque vous avez utilisé l’image de l’horloge, le premier tout simplement remonte l’horloge, toujours la même, périodiquement ; le temps n’est rien d’autre que le cercle, toujours le même, (le Cercle est une haute figure symbolique éliadienne, avec en son Centre l’Axis Mundi) ), parcouru par les aiguilles qui ne font pas se succéder les jours mais répètent inlassablement le même et unique jour.
Lorsque vient le soir, il ne s’agit pas d’attendre le matin suivant, il s’agit de remonter au matin, à l’unique matin : c’est humain, quel est le vieillard qui ne souhaiterait remonter en jeunesse ?
Le recours à la répétition est aussi à mon avis tout aussi humain, tout aussi d’usage commun : le temps passant inexorablement mais d’autre part ne se mesurant que par la succession des événements , revivre toujours le même évènement donne un temps immobile, un parfum d’éternité : d’où à mon avis, par exemple, la fonction ritualiste et les traditionnalismes …Mircea Eliade est de ce point de vue, pour moi donc, très touchant, comme un précipité d’humanité ordinaire, lorsqu’il veut enfermer l’éternité dans l‘instant …Ensuite, lorsque la répétition se dit « imitation » des origines, comme y insiste Eliade, l’éternité se parachève en éternelle jeunesse. Paradoxalement, le commencement qui impliquerait une suite et une fin devient éternel commencement ( Eliade donne un début de résolution du paradoxe, ou plutôt de manière de l’intégrer, assez élégant, avec les virtualités que j’ai déjà évoquées).

Ensuite vient la source des problèmes : c’est que dans un coin de la tête d’homo religiosus, en tout cas à partir d’un certain jour, il y a cette voix aussi tenace qu’énervante qui lui dit : « mais tu sais bien que ce n’est pas vrai … » ( une autre de mes manies : l’apparition du doute est pour moi une date importante dans l’hominisation …). Pour faire taire cette voix, il faut détruire dans le monde tout ce qui tend à lui donner raison ( et j’essaie de montrer ici l’une des voies possibles de l’horreur, mais je ne pourrai pas transcrire dans le cadre de ce forum, c’est un essai de démonstration que je suis incapable encore de résumer : c’est long, et d’une minutie quasi obsessionnelle, maniaque … ). Du côté oriental, on obtiendra cette voix que cite Eliade : « Tu n’es pas cela… » se dit le sage.

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« Historiquement, les anathèmes portés ne distinguent pas entre magie bienfaisante et magie maléfique. Les tenants actuels de la Magie non plus d'ailleurs. La Magie est un outil, point à la ligne, sans préalable quant à l'utilisation qui en est faite. La Bible condamne aussi bien les formes non "toxiques" de Magie que les formes délétères »

Pas si simple.

Et d’abord l’Evangile lui-même : les disciples viennent « cafarder » auprès de Jésus : il se trouve des individus qui réalisent des miracles sans le faire en son nom : ce n’est pas grave répond-il, laissez-les faire.

Et maintenant l’Inquisition : ce fut un débat explicite (je n’ai pas mes références sous la main, et il y a longtemps que je n’ai pas rangé , y en a partout , je dois faire attention sur quoi je marche …) , d’où il ressort que nier les pouvoirs maléfiques des sorciers (essentiellement des sorcières, la femme et le catho, on sait bien …) c’était nier la possibilités des miracles bénéfiques ( plus de sorcières = plus de saints guérisseurs, fontaines miraculeuses, etc.) .
Et aujourd’hui même, dans la vague de retour du satanisme, possessions et exorcismes ( des diocèses ont dû réactiver la fonction d’exorciste), la structure est bien là : magie démoniaque contre magie sainte.
Plus généralement, il est très difficile de rencontrer une religion sans composante magique. Consultez par exemple les définitions ecclésiales des sacrements : en dépit de l’effort que ne manquent pas de faire des théologiens pour prendre distance (avec déviation du magique vers le symbolisme), le principe magique est bel et bien présent : le rite emploie la gestuelle, la parole, et des substances, pour un résultat substanciel.

C’est que si la magie est une technique (dans le sens de votre outil, mais néanmoins plutôt qu’un outil, car l’outil est polyvalent, la magie utilisant aussi des objets non créés par elle et pour elle, alors que la technique est spécifique ), elle repose sur une théorie : et pour le coup, Mircea Eliade y a fort insisté ( la sorcière peut bien ignorer le sens de ses gestes, il n’empêche que la théorie explicative existe, explique-t-il) . De plus, avais-je précisé et je crois devoir le tenir, cette théorie pourra prendre figure de théorie scientifique, posant des lois de la nature, ou de théorie spirituelle, posant un monde d’entités intelligentes convocables.

Une remarque accessoire à propos d’expressions du type : « la Bible condamne …. », « la Bible dit … », etc.
Je crois qu’à partir du moment où l’on veut traiter une question dans le détail, il faut se méfier du sujet « La Bible ». D’abord le canon catholique n’est pas le canon judaïque (par contre adopté par le protestantisme, mais il est vrai la TOB ayant arrondi les choses). Ensuite et surtout, la bible est une somme de livres écrits dans des lieux et des époques différents, si bien que les contradictions n’y manquent pas. Autrement dit, à part pour les quelques passages toujours cités, il est risqué de s’y référer sans donner les coordonnées du passage utilisé. Ainsi, à propos de la magie, comment appliquer votre citation à l’épisode des plaies contre l’Egypte, qui donne lieu en préalable à une véritable joute entre deux magiciens ?

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« Le paganisme actuel, qualifié de "néo" par bien des gens qui ont peut-être, parfois, un peu trop vite renié leurs racines … »

Une variante à « qui ont renié » serait : « qui n’ont pas envie d’y retourner. »

Quant au néo, i.e. nouveau, il se justifierait déjà avec ceci me semble-t-il : s’il n’y avait que le paganisme, le paganisme n’était pas un choix ; à partir du moment il y a autre chose, c’est un choix ; cela suffit pour dire que ce n’est plus la même chose : c’est donc nouveau.
Cela dit, je serai d’accord pour dire qu’il n’a jamais totalement disparu.

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« Rien sur la mythologie celtique en particulier »

Voir quand même les évocations de la survivance de l’archaïque dans l’Europe paysanne.
Mais aussi : l’indo-européen englobe tout cela, pour Eliade, utilisant Dumézil.
Par exemple : tome 1 de « Histoire des croyances …. » p.205.
Par ailleurs vous avez Régis Boyer ( que je ne connais pourl’instant que par quelques articles, mais il est spécialiste en la matière, et bien disposé envers Eliade)

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« Dans les conceptions archaïques, valorisant la Magie, il est certain que " in illo tempore " une chute dans la matérialité s'est produite, une chute dans l'histoire »
Ne pas confondre les deux chutes, la première est inconnue d’homo religiosus éliadien. Elle est inconnue aussi de l’homme biblique fabriqué, on ne peut mieux accepter la matière pour berceau, avec de l’argile.
En fait elle caractérise ce que nous désignons par la gnose (qui sont plusieurs),souvent platonisante.

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« alors que dans les religions et/ou philosophies qui proscrivent la magie, il est impossible de revenir " en ce temps là »

Etant donné ce que vous avez désigné précédemment, pas du tout. Le temps biblique des origines est le Paradis ; il y a une chute dans notre histoire avec le péché originel ; cette histoire est transformée par l’Alliance ( ancienne : judaïsme ; nouvelle : christianisme) , et devient l’instrument pour permettre de retourner « en ce temps-là » . C’est isomorphe.

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« Ainsi en est-il des rituels de guérison, par exemple, qui, faisant " rejouer " au malade l'acte majeur, la Cosmogonie, permettent de re-créer son corps malade à l'image parfaite du cosmos
à ses débuts. »

Il ne s’agit pas particulièrement de la cosmogonie pour les guérisons individuelles (pour celles du monde et de la communauté, bien davantage), mais voir en particulier le symbolisme des eaux , offrant une modalité particulière de la mort-renaissance : Eliade poursuit son exposé jusqu’au baptême chrétien. C’est encore isomorphe.
On peut poursuivre : mais il faut suivre historiquement les variations entre guérison du corps, directement, et guérison du corps par guérison de l’esprit, puis de l’âme (lorsque cette notion s’est précisée). Alors, au travers de toutes ces illustrations, la structure est constante. ( L’ai-je dit : j’aime beaucoup le mot « structure » …)
Et voir aujourd’hui les mouvements religieux accès sur les guérisons, le renouveau charismatique, etc.

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« l'espoir existe. Il existe ici et maintenant »
D’une certaine manière oui : voir plus haut. Mais en même temps, cela ne dit rien, car s’il en est ainsi, c’est qu’il n’existe rien d’autre que le « ici et maintenant. » Mais s‘il n’y a rien d’autre, cela veut dire que les concernés n’y pensent pas, c’est pour cela que la chose ne dit rien.
En mai 68, la jeunesse française l’écrivait en slogan …

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« Cette vie est une vallée de larmes (Chrétiens), la Samsara et la Maya nous aveuglent (Bouddhistes), notre Salut est dans le fait d'obéir à l'Eternel (Judaïsme) ou de servir Allah et d'appliquer ses commandements (Islam). Dans tous les cas de figure, l'univers dans lequel nous vivons cette vie charnelle est considéré comme le degré le plus bas des modes d'être. Les différentes formes de Bouddhisme conseillent de tenter d'atteindre l'illumination, c'est-à-dire de dépasser les apparences pour nous unir avec " ce qui n'a ni commencement ni fin ", " le Vide " (Musashi). Bref toutes les doctrines de ce groupe supposent qu'il existe une réalité transcendante et atemporelle, au delà de ce que nous en percevons par nos sens, mais que cette réalité n'est accessible ici qu'après la mort physique, ou lors "d'instants privilégiés" (Eliade, "Le Yoga").
Et voilà apparaître LA différence fondamentale, en ce qui concerne la pratique de la Magie du moins.
Les groupes humains acceptant et pratiquant la Magie ne supposent pas que cet univers sensible est une illusion.
Les groupes humains qui en proscrivent l’utilisation, si. »

Ne croyez vous pas que le régime ritualiste archaïque, tel que vu par Eliade, est au moins tout autant un régime de l’obéissance que les formes les plus intégristes des religions plus récentes que vous citez ? Il est même beaucoup plus mécanique.
C’est tardivement que l’on voit intervenir le rôle d’une disposition intérieure, d’une disposition du coeur, dans l’efficacité du rite. En Egypte, on peut repérer l’expression de l’amour dans le rapport au dieu, et de la vertu intérieure , non plus seulement extérieure et formelle (d’abord la récitation suffit, ensuite il faut que ce qui est dit soit vrai…), dans les représentations du jugement aux portes de l’au-delà ( ne me demandez pas l’indication des textes en ce moment …. pagaille pagaille …mais il existe un texte que l’on croirait tirer des béatitudes de l’Evangile … ).

Dans ce passage, vous semblez travailler comme Mircea Eliade lui-même. Vous établissez des correspondances entre des ensembles, mais il n’y a plus d’injections ni de surjections, il n’y a plus que des bijections.
Les deux dernières phrases expriment alors une équation fausse : vous avez dit préalablement que le judaïsme proscrivait la magie, et ici il se trouve appartenir à l’ensemble qui considère l’univers sensible comme une illusion : c’est faux, bien plus absolument en judaïsme qu’en christianisme. Pour le christianisme, contrairement au judaïsme (en tout cela on pourra toujours trouver telle ou telle secte faisant exception , bien sûr), ce que pourra être la matière c’est mauvaise, mais pas une illusion. Cette idée de matière mauvaise, matière dont il faut donc se dépouiller, y apparaîtra dans la mesure où il recueillera un héritage de la gnose évoquée tout à l’heure (voir Marcion par exemple, et la théorie du démiurge, distinct de Dieu ; plus près voir les Cathares (au passage : essentiellement tolérants) et le consolamentum, etc.), mais dans la droite ligne de la Genèse biblique, l’œuvre du Créateur est infiniment bonne , et a fortiori non illusoire (quoiqu’une illusion puisse être bonne, dira-t-on …). Judaïsme et christianisme ont produit une immense poésie chantant les « merveilles » de la Création. Un thème qui est revenu fort, aujourd’hui même, en catholicisme : l’Univers est un Livre saint offert à la lecture, à la Révélation, au même titre que la Bible et la Tradition (les « deux sources » du Concile de Trente).

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Pour la finale, reprenant le thème de l’orgie, c’est une récurrence qui vaut par elle-même, en dehors des liaisons mythiques.
C’est aussi l’une des occasions, pour moi, de traiter la question suivante : du rite et du mythe, qui précède l’autre ? ( Et à mon avis Eliade répondait : le mythe, mais pensait : le rite ; une confidence qu’il fit à Paul Ricoeur tendrait à me confirmer dans cette impression.)
L’une des autres manières de poser la question c’est : mythe fondateur ou mythe justificatif (prétexte)?

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Rédiger cette réponse fut pour moi comme un exercice de révision ( je reprends la rédaction de ma thèse dans quelques jours, j’ai voulu une longue interruption pour briser les éventuels phénomènes de trajectoires par inertie …), et c’est grâce à vous.
En espérant vous avoir fourni quelque matière, amicalement et à bientôt.


P.S. Pour votre P.S., oui, et c'est la donnée fondamentale qui doit éclairer tout le reste, sinon, on ne voit que l'une des ombres de la caverne de Platon.


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