Je me permets de vous poster le début de commencement de réflexion que j'avais jeté sur le papier, à votre charge de le critiquer et de le décortiquer, si tant est qu'il présente un quelconque intérêt. Allez, quitte à passer pour un crétin, voici ce bout de texte.
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Anathème ?
Pourquoi cet anathème universel sur la Magie lancé par toutes les grandes religions et/ou philosophies ayant modelé l'esprit et les conceptions des humains ?
Force nous est de poser deux constatations, déterminant l'existence de deux groupes :
· Dans les formes archaïques de religion, cycliques et non historicistes, la magie est étroitement imbriquée au corpus de doctrines.
· Dans les formes historicistes, non cycliques, de religion ou de philosophie religieuse, l'anathème est quasi universel (bouddhisme, monothéismes judaïque, chrétien, musulman).
Nous laisserons de côté l'aspect " lutte d'influence " qui pourrait justifier cet anathème, car si cet aspect a influencé le judaïsme (exécration du culte "des Baals et des Ashtartés") ou le christianisme, par exemple, c'était dans un contexte de "guerre théologique" qui ne semble pas s'appliquer aux paroles du Bouddha.
Revenons donc à nos deux groupes. La question immédiate est : " quelle est la différence fondamentale entre eux " ?
Ce n'est pas le caractère cyclique de la destinée de l'être (accepté par les diverses formes de bouddhisme comme par certains groupes chrétiens primitifs).
Ce n'est pas la " chute dans l'histoire " décrite par Eliade. Le bouddhisme, le shintoïsme ou le confucianisme semblent n'en faire que peu de cas, contrairement aux monothéismes occidentaux (sauf peut être le Pélagisme).
Ce n'est pas le concept de " foi ", là aussi propre aux monothéismes du Moyen-Orient.
La différence nous semble venir de la conception que chacun a de la structure même de l'univers, dans le cadre duquel nos existences successives ou uniques se déroulent.
Dans les conceptions archaïques, valorisant la Magie, il est certain que " in illo tempore " une chute dans la matérialité s'est produite, une chute dans l'histoire, l'introduction de la notion de " temps qui passe ". Mais alors que dans les religions et/ou philosophies qui proscrivent la magie, il est impossible de revenir " en ce temps là ", et, par les rites et rituels, de réintégrer le Grand Temps, voire l'espace sacré, dans toutes les autres doctrines que nous connaissions, cette réintégration de l'état des origines est possible. C'est un postulat posé a priori, mais il n'en est pas moins efficace et agissant.
Dans les religions archaïques, l'espoir existe. Il existe ici et maintenant. Le salut, c'est-à-dire la fin des souffrances existentielles inexorablement liées à la condition humaine, ne se situe pas dans un hypothétique futur : il est là, à chaque instant, à la portée de tout homme qui, par ou sans l'intercession du Chaman, décide de réintégrer le Grand Temps et l'état des origines. Comme le montre Eliade, les rituels divers pratiqués par ces peuples sont tous centrés sur cette notion de réintégration. Ainsi en est-il des rituels de guérison, par exemple, qui, faisant " rejouer " au malade l'acte majeur, la Cosmogonie, permettent de re-créer son corps malade à l'image parfaite du cosmos à ses débuts.
Ainsi, ce que nous appellerions Magie est en réalité une union au Cosmos, au delà du temps profane, et le fait même que cette union soit recherchée présuppose qu'elle est souhaitable.
Que nous montrent les religions / philosophies de l'autre groupe (celui qui proscrit la Magie) ?
Cette vie est une vallée de larmes (Chrétiens), la Samsara et la Maya nous aveuglent (Bouddhistes), notre Salut est dans le fait d'obéir à l'Eternel (Judaïsme) ou de servir Allah et d'appliquer ses commandements (Islam). Dans tous les cas de figure, l'univers dans lequel nous vivons cette vie charnelle est considéré comme le degré le plus bas des modes d'être. Les différentes formes de Bouddhisme conseillent de tenter d'atteindre l'illumination, c'est-à-dire de dépasser les apparences pour nous unir avec " ce qui n'a ni commencement ni fin ", " le Vide " (Musashi). Bref toutes les doctrines de ce groupe supposent qu'il existe une réalité transcendante et atemporelle, au delà de ce que nous en percevons par nos sens, mais que cette réalité n'est accessible ici qu'après la mort physique, ou lors "d'instants privilégiés" (Eliade, "Le Yoga").
Et voilà apparaître LA différence fondamentale, en ce qui concerne la pratique de la Magie du moins.
Les groupes humains acceptant et pratiquant la Magie ne supposent pas que cet univers sensible est une illusion. Les groupes qui en proscrivent l'utilisation, si.
C'est d'ailleurs une attitude parfaitement cohérente dans les deux cas, et je crains qu'entre ces deux groupes, seul le point et l'angle de vue ne diffèrent. Le groupe " archaïque " ne nie pas, bien au contraire, l'existence d'une partie d'univers " supranaturelle ", monde des Dieux, des Esprits, des Loas, des Génies, etc. De même le groupe " a-magique " ne nie pas l'existence d'un univers bien matériel. La différence est, comme nous l'avons dit, dans le point d'où l'on observe les choses, et l'angle sous lequel on les considère. Pour le groupe " magique ", la réalité quotidienne est l'univers immédiatement sensible, au dessus vient une couche supranaturelle, intégrée à l'univers sensible. Pour le groupe " a-magique ", la véritable réalité est cette partie atemporelle et a-spatiale, dont l'univers sensible n'est qu'un pâle épiphénomène. Pour paraphraser une image célèbre, tout se passe comme si deux nains se tenaient l'un à la tête et l'autre à la queue d'un éléphant. Leurs visions d'un seul et unique animal risquent fort de différer grandement…
De cette différence de vision et d'appréciation de l'univers, pris dans sa globalité, naturel et supranaturel mêlés, peut surgir une explication de cet anathème qu'on constate. Pour l'adepte des idées du second groupe, tout n'est qu'illusion. S'adonner à la Magie est donc agir sur l'illusion, autrement dit, perdre un temps précieux, qui ne nous fait pas progresser vers cette idée de " salut " si chère à ces mêmes adeptes. Pour le tenant des conceptions du premier groupe, pratiquer la Magie signifie poser des actes qui sont en prise directe avec cet univers entre autres choses sensible, que décrient tant les partisans des théories du second groupe.
Pourquoi pas après tout, les deux hypothèses se tiennent, il ne s'agit que d'un acte de foi, les preuves (au sens que nous donnons à ce terme en occident et à notre époque) manquant totalement. Qu'on ne vienne pas établir de hiérarchies entre les visions d'un chaman sibérien et celle de Sainte Thérèse d'Avila, car ce sont deux expériences humaines se valant également. Qu'on ne vienne pas nous parler des " miracles " de Lourdes et autres lieux sacrés. Il se produisait tout autant de miracles à Eleusis ou à Thèbes qu'à Lourdes. Là encore, action sur la Maya ou sur l'univers réel, selon le point de vue qu'on adopte. Nous avons d'ailleurs une belle illustration de ceci dans la Bible (démonstration contradictoire de Magie entre Moïse et les Prêtres de Pharaon).
Tout cela est bel et bon, mais à part le fait de satisfaire une légitime curiosité quant au " pourquoi " de cet anathème constaté, ces quelques réflexions permettent-elles de faire avancer le débat ? Nous osons le croire : lorsque deux solutions également restrictives se présentent à nous, choisissons sans hésitation la troisième !
Ne peut-on imaginer une vision de l'univers dans laquelle les théories, partielles, de chacun des deux précédents groupes cités se rejoindraient et se fondraient en un tout sinon plus exact, du moins moins parcellaire ? Ne peut-on envisager un univers où les mots de " naturel " et de " supranaturel " n'auraient aucun sens ? Seuls seraient différenciés le sous-ensemble que nous percevons de celui qui échappe à notre perception. Cela constituerait une différenciation objective, car basée sur la reconnaissance de la subjectivité de nos visions. Cela ne mettrait pas en cause l'unicité de l'univers, seulement le fait que parfois, nous avons tendance à prendre des vessies pour des lanternes, et la partie pour le tout !
La Magie serait alors le fait d'exercer une action sur l'univers par des voies non accessibles aux sens ordinaires. Dans cette optique, ce serait exercer une action sur la part sensible de l'univers, autrement dit sur cette " illusion " dont parlent les bouddhistes ou les hindouistes, action qui nous fait procéder de la partie transcendantale de celui-ci, et en jouant sur des lois propres à cette partie transcendantale. Pour prendre une image simpliste : le crayon ne peut pas écrire sur la feuille de papier s'il est lui même à deux dimensions et inséré à la feuille ! Pour pouvoir faire apparaître de manière " magique " des signes, sur la feuille de papier, aux yeux des habitants de ladite feuille, le crayon doit obligatoirement posséder une dimension de plus, non accessible aux sens des habitants plats de la feuille de papier.
Il en découle un corollaire immédiat : la Magie est un moyen d'action, non une voie de connaissance de notre vraie nature. Second corollaire : nous devons connaître notre vraie nature et la vraie nature de l'univers afin de mettre en jeu ces lois que nous n'utilisons, en Magie, que de manière empirique et non causale. Alors, et si ce second corollaire est réalisé dans la vie d'un homme, celui-ci a tout gagné : il connaît sa vraie nature et celle de l'univers, ses souffrances s'effacent sous l'impact de la compréhension, de l'illumination. Et en même temps, il peut agir comme bon lui semble, avec la sagesse et la mesure que lui ont donné son illumination, sur cette partie sensible de l'univers, pour aider, guérir, faire croître.
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Je terminerai, provisoirement je l'espère, par votre remarque sur "la mystique de l'orgie". Il me semble qu'en Gaule, les fêtes de Beltan (ou Beltane pour les anglo-saxons) ne procédaient nullement du Chaos, mais au contraire d'un ordre rigoureux: répétition de l'union de la Déesse et du Dieu Cornu, du Principe mâle et du Principe femelle, du Yin et du Yang, bref de cette "union des contraires" si recherchée par l'Alchimiste traditionnel. Nous restons avec cette idée dans le cadre de la répétition du Mythe, qui s'il n'était pas péridodiquement rejoué, réactualisé comme nous dirions aujourd'hui, s'abatardirait alors en contes et légendes. Nous ne sommes absolument pas dans la conception germanique du Ragnarök, qui lui, toutes choses étant détruites, permet le renouveau de l'univers. Comme Eliade le souligne d'ailleurs, cette vision du Ragnarök, du Götterdämmerung, si elle pouvait enthousiasmer un temps, ne pouvait être suivie, en masse par un peuple entier. J'ajouterai (interprétation personnelle) qu'au niveau de l'inconscient, c'est une conception dramatique qui ne peut, à mon sens, que déboucher sur des conflits psychologiques profionds. Tel ne me semble pas avoir été la base de ces fêtes de la fécondité qui, paut-être, dégradées, le sens profond du Mythe s'étant perdu, ont donné naissance à une mystique orgiaque s'identifiant à la célébration du Chaos. Je ne pense pas que cela été le cas chez les peuples celtes de Gaule et de Bretagne. Et là se repose la question de savoir pourquoi Eliade a soigneusement évité de toucher aux mythes celtiques occidentaux…
Allez, j'arrête là, car il faut, quand même, travailler de temps en temps, quelque passionnante que soit cette correspondance!
Dans l'attente de lire vos critiques au scalpel de mes balbutiements dans le délicat domaine de l'Histoire des religions,
avec mes amitiés,
Mondreiter
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