Darwin reconnaissait volontiers que les faits étaient, dans certains cas, difficiles à concilier avec sa théorie, mais il s’en sortait toujours par une solution à base de rhétorique. Il décrivit l’Origine des espèces comme un « long argument unique » ; à y regarder de près, l’argument était surtout que la thèse des ancêtres communs était tellement séduisante d’un point de vue logique qu’il était inutile de l’éprouver empiriquement par des tests susceptibles de la mettre à défaut. Parce que Darwin ne proposa pas de tests expérimentaux risqués, sa science est partie sur de mauvaises bases. C’est Darwin lui-même qui établie la tradition darwiniste consistant à résoudre le problème des fossiles en le noyant dans un flot d’explications, à citer la sélection artificielle comme vérification sans reconnaître les limites de la comparaison, et à brouiller la distinction entre les variations mineures et les innovations majeures.
Le concept darwinien central, qui fut appelé plus tard le « fait de l’évolution », à savoir la descendance avec modification, était donc protégé d’emblée, de toute mise à l’épreuve empirique. Il est vrai que Darwin laissa ouvertes quelques questions importantes, notamment la relative importance de la sélection naturelle comme mécanisme de changement. Mais les discussions sur les détails du processus, qui continuent aujourd’hui, ont détourné l’attention du fait que le concept central, sur lequel tout repose, avait été érigé en dogme intouchable.
Le concept central est protégé de toute remise en question par une confusion entretenue entre le prétendu « fait » de l’évolution et la théorie de Darwin. D’immenses implications sont sous-entendues derrière le postulat que les groupes discontinus du monde vivant sont issus, dans un lointain passé, d’ancêtres communs. Ces implications concernent le processus par lequel ces ancêtres ont pu changer de forme et développer de nouveaux organes. Selon le darwinisme, les ancêtres donnent naissance à des descendants par le même processus reproducteur que nous connaissons aujourd’hui, répété sur des millions d’années ; ce processus peut produire des transformations majeures en accumulant les infimes différences qui, à chaque génération, distinguent la progéniture de ses parents ; une force directrice doit aussi être à l’œuvre pour construire des organes complexes par petites étapes, et cette force ne peut être que la sélection naturelle. On peut admettre de discuter les détails, mais tous les arguments de base du darwinisme dérivent du concept d’ascendance ancestrale commune, et ce concept est pris comme une évidence et non comme une hypothèse réfutable.
Nous ne pouvons que spéculer sur les motivations qui ont conduit les scientifiques à accepter ce concept d’ascendance commune avec si peu d’esprit critique. Il ne faut pas négliger le fait que le triomphe du darwinisme contribua sans aucun doute à élever le prestige des scientifiques professionnels ; par ailleurs, l’idée d’un progrès automatique s’accordait si bien avec l’esprit de l’époque que la théorie attirait même un soutient surprenant de la part d’intellectuels religieux. Quoiqu’il en soit, les scientifiques acceptèrent la théorie avant qu’elle ne soit rigoureusement testée, puis usèrent de leur autorité pour convaincre la public que les processus naturalistes suffisent à produire un humain à partir d’une bactérie, et une bactérie à partir d’un mélange chimique. La science évolutionniste se transforma en une recherche des confirmations, et en l’art de noyer les contre-preuves dans le flot des explications sinueuses.
La déchéance en pseudo-science fut complète lors du triomphe de la synthèse néo-darwinienne, et trouva son apothéose an centenaire de la publication de l’Origine des espèces à Chicago en 1959. Le darwinisme, enfin, n’était plus une théorie de la biologie, mais le pilier de la religion du naturalisme scientifique, avec ses propres objectifs éthiques, et son propre plan de salut par l’ingénierie sociale et génétique. Julian Huxley fut l’orateur le plus honoré à la conférence de Chicago, et plus rien ne retenait son triomphalisme :
« Les historiens futurs verront, dans cette semaine du centenaire, le point culminant d’une période critique de l’histoire de notre Terre : la période ou le processus de l’évolution, en la personne de l’homme en recherche, commença à être vraiment conscient de lui-même. […] C’est l’une des premières occasions publiques ou l’on a franchement reconnu que tous les aspects de la réalité sont soumis à l’évolution, des atomes et des étoiles aux poissons et aux fleurs, des poissons et des fleurs aux sociétés et aux valeurs humaines – en fait, que toute la réalité n’est qu’un processus unique d’évolution. […]
Dans le schéma de pensée évolutionniste, il n’y plus de place pour le surnaturel. La terre n’a pas été créée, elle a évolué. De même pour les animaux et les plantes qui la peuplent, y compris nous les humains, esprits et âmes aussi bien que cerveaux et corps. Il en va de même pour la religion. […]
Finalement, la vision évolutionniste nous permet de discerner, même incomplètement, les grandes lignes de la nouvelle religion qui, nous pouvons en être sûrs, apparaîtra pour servir les besoins de l’ère nouvelle. »
Ces propositions vont bien au-delà de ce que toute science empirique peut démontrer, et, pour soutenir cette philosophie, les darwinistes eurent recours à toutes les tactiques que Popper avait déconseillé aux chercheurs de vérité. La plus remarquable de leurs techniques est l’usage trompeur du terme « évolution ».
L’ « évolution », pour les darwinistes, implique un système métaphysique complètement naturaliste, dans lequel la matière a évolué, jusqu’à son état présent de complexité organisée, sans la participation d’un Créateur. Mais l’ « évolution » se réfère aussi à des concepts beaucoup plus modestes, comme la micro-évolution et les affinités biologiques. Pour les darwinistes, la tendance qu’ont les phalènes sombres à se multiplier là ou les arbres sont sombres démontre forcément l’évolution, et , par prolongement sémantique, elle démontre aussi le lignage naturaliste qui relie les humains aux bactéries.
Des critiques suffisamment informés observeront que les variations au sein d’une population n’ont rien à voir avec les transformations majeures, et que le fait d’associer ces deux choses en les appelant respectivement « micro-évolution » et « macro-évolution » ne constitue pas une preuve que, par effet cumulatif, l’une puisse donner l’autre. Pour répondre à cela, les darwinistes pourront toujours renoncer (comme Gould) à l’extrapolation entre micro et macro-évolution, mais ils continueront à répéter que les affinités taxonomiques sont suffisantes à démontrer le « fait de l’évolution ». Ou bien alors, ils pourront se rabattre sur la biogéographie, pour souligner que les espèces vivant sur des îles ressemblent de près à celles qui vivent sur le continent proche. Pratiquement n’importe quel exemple fera l’affaire, parce que le terme « évolution » recouvre une foison de sens. Le tour de passe-passe consiste à prouver un des sens mineurs du terme, puis à le traiter comme preuve du système métaphysique tout entier.
La manipulation de la terminologie peut aussi permettre à la sélection naturelle d’apparaître et de disparaître à volonté. En l’absence de critiques hostiles, les darwinistes peuvent ainsi se contenter d’assumer la puissance créatrice de la sélection naturelle, et s’en servir pour expliquer les transformations – ou, selon les cas, l’absence de transformations – observées. Si des critiques exigent une confirmation empirique, les darwinistes se défilent en répondant que les scientifiques sont en train de découvrir d’autres mécanismes, particulièrement au niveau moléculaire, qui relèguent la sélection à un rôle secondaire. Le « fait de l’évolution » reste donc indiscutable, même s’il existe , dans une certaine mesure, un sain débat sur ces processus. Dès que les critiques ont été éconduits, l’horloger aveugle (la sélection naturelle) peut revenir par la porte de derrière. Les darwinistes expliqueront qu’aucun biologiste ne doute de l’importance de la sélection darwinienne, parce que rien d’autre n’est apte à donner forme aux caractéristiques adaptatrices des phénotypes.
Dans le cas ou des contre-preuves sont trop évidentes pour être ignorées, elles sont contrées par des hypothèses ad hoc. Le manuel de Douglas Futuyma explique aux élèves que « Darwin, plus que quiconque, a étendu aux choses vivantes … la conclusion que la mutabilité, et non la stase, constitue l’ordre naturel. » C’est bien ce que Darwin a fait, et c’est bien cela qui a poussé les paléontologistes à ignorer l’importance de la stase dans les fossiles. Du coup, la stase ne pouvait plus parvenir à la connaissance du public, à moins d’être déguisée sous la forme d’une preuve des « équilibres ponctués », un concept qui apparaissait à première vue comme une nouvelle théorie, mais qui s’avéra n’être qu’une variation mineure du darwinisme. Les darwinistes peuvent aussi expliquer la stase comme étant une conséquence de la sélection stabilisatrice, ou des contraintes de développement, ou encore de l’évolution en mosaïque, et dire, comme pour la mutabilité, que c’est exactement ce que le darwinisme prévoit.
Certes, les darwinistes trouvent parfois des confirmations, comme les marxistes trouvent des capitalistes exploitant des travailleurs, ou comme les freudiens trouvent des patients qui avouent vouloir tuer leur père et épouser leur mère. Ils trouvent toujours de nouveaux exemples de micro-évolutions ou d’affinités naturelles, ou bien un groupe de fossiles qui aurait pu contenir un ancêtre des mammifères modernes. Ce qu’ils ne trouvent jamais, ce sont des phénomènes qui contredisent la thèse de l’ascendance commune, parce que, pour les darwinistes, ce genre de phénomène ne peut logiquement pas exister. Le « fait de l’évolution » est vrai par définition ; les informations contraires sont donc dénuées d’intérêt et impubliables.
Si les darwinistes voulaient adopter les normes de Popper pour la recherche scientifique, ils auraient à définir la thèse de l’ascendance commune comme une hypothèse empirique plutôt que comme une conséquence logique issue des affinités taxonomiques. Le réseau des affinités, y compris la présence universelle d’un code génétique, est un fait ; il implique effectivement une certaine unité du vivant. Cela prouve simplement qu’il est peu probable que la vie soit apparue par hasard en de multiples occasions. Les affinités peuvent venir d’ancêtres communs, ou bien de prédécesseurs ayant été transformés par d’autres moyens que l’accumulation de petites différences, mais elles peuvent être dues à un processus se situant au-delà du domaine de notre science. L’ascendance commune est une hypothèse et non un fait, quelle que soit la force de son attrait sur le sens commun d’un matérialiste. En, tant qu’hypothèse, elle mérite notre attention, ce qui, d’après Popper, veut dire que nous devrions la tester de manière rigoureuse.
Pour cela, nous devons prédire ce que nous devrions trouver si la thèse de l’ascendance commune est vraie. Jusqu’à maintenant, les darwinistes n’ont cherché que des confirmations. Les résultats démontrent combien Popper avait raison de nous avertir : « Les confirmations ne devraient compter que si elles sont le résultat de prévisions risquées. » Si Darwin avait fait des prévisions risquées sur ce que la chasse aux fossiles devaient révéler avec le temps, il n’aurait certainement pas prédit qu’au bout d’un siècle d’explorations, on trouverait comme seules traces de macro-évolution, un « groupe ancestral » comme les thérapsides et une mosaïque comme l’Archéopterix. Mais, étant donné que les darwinistes ne recherchent que des confirmations, ces exceptions leurs apparaissent comme des preuves. Les darwinistes n’avaient pas prédit l’extrême régularité des affinités moléculaires, mais ce phénomène est devenu « exactement ce que la théorie évolutionniste prédit », après que la théorie eut été substantiellement modifiée pour rendre compte de ce fait nouveau.
Lorsque nous les analysons d’après les principes de Popper, les exemples cités par les darwinistes comme confirmations ressemblent plutôt à des réfutations. Il est cependant encore trop tôt pour passer au verdict. Si les darwinistes révisaient leurs vues, re-formulant l’ascendance commune comme une hypothèse scientifique, et s’ils encourageaient la quête de contre-preuves, comme le fait tout savant qui veut mettre sa théorie à l’épreuve, alors on pourrait s’attendre à voir apparaître des données nouvelles. On pourra laisser le jugement final sur le darwinisme aux délibérations de la communauté scientifique, à partir du moment ou cette communauté aura démontré sa volonté d’enquêter sur le sujet sans préjugés.
Emmanuel
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