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Re:Re:Re:Eliade et l'horreur: deux livres: une accusation et la défense


Re: Re:Re:Eliade et l'horreur: deux livres: une accusation et la défense -- decroix rené
Postée par Mondreiter , Jun 05,2000,19:32 Index  Forum

Cher René,
J'ai une détestable habitude, au moins en ce qui concerne un auteur dont je lis les oeuvres, c'est de ne jamais parcourir sa biographie. La première raison en est simple: je déteste être déçu, et c'est si souvent le cas! J'aime beaucoup ce qu'a écrit Lovecraft, pour parler d'un auteur moins "sérieux", mais quand j'ai lu sa biographie, j'en suis ressorti un peu triste. Idem avec Edgar Poe. Idem avec Baudelaire. Idem pour... la liste serait longue. (C'est d'ailleurs une des choses que j'aime avec Fulcanelli, c'est qu'on ne sait quasiment rien de sa "personnalité mondaine"). La seconde raison est aussi simple: je veux aborder l'oeuvre en tant que telle et peser les thèses de l'auteur avec un esprit neuf, non influencé par les actes de l'auteur.
Mais revenons à Eliade. Je sais bien que, dans tout travail universitaire sérieux, on ne saurait négliger l'homme qui se cache (ou apparaît?) derrière les écrits. Mais j'ai toujours eu une énorme tendance à être contre ce qui est pour et pour ce qui est contre (et de plus, je ne fais pas un travail universitaire sur Eliade). Même si l'usage veut qu'on dissèque l'homme en non l'oeuvre seule, je ne le fais pas. J'ai subi une année d'examen à la loupe des "Fleurs du Mal" par un prof éminent mais dingue de Sigmund, via une étude psychanalytique Freudienne de Baudelaire! Heureusement que j'aime beaucoup Baudelaire, car sinon cela m'en aurait définitivement dégouté!
Les quelques points sur les conceptions d'Eliade que j'ai cités en exemple sont les plus évidents, les plus grossiers presque. Mais il est bien des arguments qui, pour moi, sonnent juste. Si je fais un retour en arrière, il est pour moi évident que la notion de chute dans l'histoire, ou d'interprétation historiciste de la destinée humaine, est une régression par rapport aux doctrines archaïques (toujours selon la vision que me semble en avoir Eliade). Paradoxal? Absolument pas, puisque les vues archaïques comportaient deux faces: une première appréhension immédiate du monde, avec un temps grosso modo linéaire, temps qui s'écoule, comme dans la conception historiciste. Il existe d'ailleurs implicitement des bornes dans ce temps : juste après la cosmogonie: origine du mode sensible. Aujourd'hui : moment où nous sommes. Ces deux bornes explicitement citées établissent bien un vecteur dans le temps.
Par ailleurs, ce temps historiquement vécu ("l'année ou la vache du père Machin a mis bas un veau noir") se double d'une conception cyclique, logique dans des sociétés proches des grands cycles naturels terrestres, conception que je soupçonne d'avoir seulement ensuite dérivé vers une sorte d'a-temporalité (son fameux"in illo tempore"). En réduisant notre vision à un seul aspect du temps, nous n'avançons pas, nous régressons (à mes yeux, évidemment!)
Examinons maintenant un autre de ses chevaux de bataille: le concept de Foi. Là encore, je suis frappé par sa remarque selon laquelle cette notion de Foi serait née avec le judaïsme. Cela me semble soutenable, car c'est peut-être le judaïsme qui a soulevé le premier un problème d'importance: il est *nécessaire* de croire à un dieu unique nommé (même si les théologiens de haut niveau en ont une approche non-nommée, le croyant de base, lui, nomme), sinon les pires tourments sont réservés après sa mort physique à l'incroyant. Situation nouvelle, car antérieurement, le polythéisme étant de règle, on pouvait voir se cotoyer des croyances diverses sans que cela entraîne cette sentence de mort que le judaïsme, puis le christianisme, puis l'Islam ont proféré contre les "Incroyants", les "Infidèles", les "Trinitaires" etc. Le phénomène de la Foi n'était même pas nécessaire dans les religions archaïques selon Eliade, puisque le concept même de divinités personnifiant divers aspects de la Nature était universellement admis. Pas besoin de "croire" au sens chrétien du terme, par exemple. [J'ajouterai que, en particulier si on pousse un peu plus loin l'examen (mais c'est hors du thème "histoire des religions") de la validité de ces croyances polythéistes, c'était loin d'être idiot, et c'est un euphémisme!]. Il me semble intéressant de rapprocher cela du fait que l'apparition de la notion de Foi coïncide avec l'apparition des monothéismes, et ce dès la naissance du culte d'Aton, qui a suscité à l'époque, me semble-t-il, autant de controverses purement théologiques que bassement politiques. De là à conclure, moi aussi, que l'abandon de la notion de cycles, liée à nos perceptions ordinaires, au profit d'une conception historiciste, que la notion de Dieu Unique, moins évidente, ait été, lorsque prise au pied de la lettre, plus un facteur de régression qu'un facteur d'évolution, il n'y a pas loin!
Mais ce n'est pas tout. Je me suis posé il y a quelques mois la question suivante: pourquoi cet anathème quasi universel lancé par toutes les religions monothéistes et par le Bouddhisme contre les pratiques dites Magiques? Partant des analyses d'Eliade, on peut aller juste un petit peu plus loin et tenter de répondre à cette question. Rassurez-vous, je ne vous infligerai pas ce supplice ce soir, car mon message est déjà long et je ne voudrais pas vous "prendre la tête", comme dit ma fille, avec mes élucubrations plus longtemps.
Veuillez me pardonner si, en résumé, je ne puis ni surtout ne veux tenir compte de la biographie d'Eliade lorsque je lis ses bouquins. J'ai toujours trouvé qu'une pierre était plus belle sans sa monture, et une plante plus vivante si on la cultive en pleine terre et non en pot.
Ne considérez pas non plus que cette réponse est polémique, ce n'est pas le cas. Ce sont simplement les impressions que je ressens ici et maintenant.
Avec mes amitiés, et dans l'attente de vous lire,
Mondreiter


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