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Re:Eliade et l'horreur


Re: Re:Re:Re:Re:Re:Re:Re:Re:Re:Re:Re:Science et Alchimie -- Mondreiter
Postée par decroix rené , Jun 04,2000,19:46 Index  Forum

" Ainsi de sa manière de montrer que les notions d'espace et de temps ne sont pas du tout les mêmes dans les peuples à mentalité archaïque (l'axis mundi peut être ici et ailleurs à la fois, le Grand Temps existe totalement différent du temps profane) que chez les peuples ayant adopté une vison historique, voire historiciste, du monde."

Je ne peux pas répondre longuement actuellement sur les mécanismes de l'horreur, or je ne pourrais m'expliquer que longuement.
Mais dans cette citation que je fais de votre texte, se trouve un condensé d'une part essentielle da la mythologie éliadienne. Il y a d'abord ce monument: la chute dans l'histoire; car il s'agit bien, aux yeux d'Eliade, d'une chute. Chute à partir d'un âge d'or dont l'image n'est rien d'autre que sa peinture des sociétés archaïques, peinture dont le motif central est la "religion cosmique", avec cette particularité d'être chez lui essentiellement orgiastique. Un lien avec l'horreur -- mais un parmi d'autres --, est très simple, et je crois en avoir, depuis mon soupçon venu du premier contact avec son oeuvre ( il est vrai que ce fut une impression immédiate, au bout de quelques pages, mais il y a des années maintenant), trouvé d'amples confirmations dans la biographie même de Mircea Eliade, en particulier à son époque roumaine.
Un grand responsable de la perte de cette religion cosmique est, pour Eliade, le judaïsme (et le judéo christianisme est pour lui, je le cite de mémoire, "la religion de l'homme déchu", une autre fois il dira: "le christianisme n'est pas une religion", mais aussi d'autres fois il s'attachera à montrer que le christianisme comporte encore les éléments de la religion archaïque ... il faut soigneusement distinguer les textes, et les doter de l'opportunité de leur rédaction ( tout de suite après la guerre,en pleine révélation de la la Shoa, par exemple, pas question de critiquer le judaïsme dans un début de carrière française due à la protection de Dumézil ...)). Il se trouve que dans les années précédant la guerre, Mircea Eliade appartint, sous l'égide de Ionescu, son maître et protecteur pour l'université,le journalisme,la publication, au Mouvement Légionnaire roumain, et même à la Garde de Fer: les violences antisémites de ce mouvement furent particulièrement atroces ( à une époque, les allemands touveront que ces roumains en faisaient trop...). ( Mircea Eliade fut nommé à l'ambassade roumaine à Londres par le gouvernement Légionnaire, et déplacé à Lisbonne où il écrira une apologie de Salazar, dans les mêmes fonctions, lorsque la Roumanie, militairement alliée à l'Allemagne, entra en guerre contre les alliés.)
Ceal dit, l'antisémitisme d'Eliade, ou son antijudaïsme, demande à être précisé.

Le thème de l'espace sacré rejoint la même réalité : le Mouvement Légionnaire se caractérisait par une très effervescente mystique de la terre et du sang, la sacralité du sol étant apportée par le sang ; c'est en fait -- je veux dire: c'est ma thèse-- à cette mystique que Mircea Eliade a voulu établir un fondement archaïque avec son travail d'historien des religions. Mais cette mystique réclame un culte du sacrifice de soi, dont firent preuve du reste beaucoup de Légionnaires, que Mircea Eliade savait chanter mais ne tenait pas spécialement à pratiquer : lui écivait, d'autres tuaient et mouraient. C'est que Mircea Eliade a toujours vécu, je crois, sous la pression d'une immense hypertrophie du Moi, qui a ceci de remarquable qu'elle se décèle dans les premiers écrits dont nous disposions, les écrits de l'adolescence, telle qu'elle se maintiendra -- et c'est là ce qui est remarquable, car adolescence adolescence on sait bien ...

Mircea Eliade ressemble au primitif qu'il a décrit -- mais ne parlait-il pas surtout de lui en parlant du primitif ?--, dans cette fixité stupéfiante du personnage, mais l'un de ses condisciples de lycée dira que c'est une caractéristique partagée par toute une jeunesse roumaine de l'époque : tels ils étaient,dira-t-il,tels je les retrouve des décennies plus tard.

Le mépris de l'historique cohabite chez lui avec une passion du Destin: son destin. Il s'est considéré très jeune comme appelé à un grand destin, sans savoir lequel: peu importait dans quelle activité il le réaliserait, le problème étant seulement de trouver l'activité la plus propice ( et il trouvera, réussira). Et cette volonté donne l'occasion, à côté des aspects à mon avis terrifiants dont je ne viens que de dire deux mots, de rencontrer des bassesses plus ordinaires. C'est ainsi que, personnellement agacé par le milieu éliadien que je rencontrais avec son mépris des sciences occidentales, je crois avoir pu reconstituer les rapports du jeune Eliade avec la science et en particulier les mathématiques : longtemps, il rêva d'y briller, et ne prit son attitude condescendante qu'après y avoir à l'évidence échoué -- il n'est pas le seul dans ce cas, c'est au contraire une attitude courante, à des degrés divers, qui remplace aisément le "je ne sais pas" par le "cela ne m'intéresse pas" -- : sur ce point c'est simple, je crois avoir montré Eliade en flagrant délit de mensonge par un recoupement de ses journaux et souvenirs (pareillement: mensonge évident en ce qui concerne les conditions et événements de son séjour en Inde, etc.)

Je crois que l'homme, au sens occidental du terme (un produit de l'histoire en particulier), n'existe pas pour Eliade autrement que sous la forme d'un être déchu, sa religiosité ne connaît que deux pôles : l'animal et le dieu: l'homme véritable est dans l'unité de ce bipôle; c'est lui, homo religiosus.

Mais Mircea Eliade est selon moi avant tout un produit; lui qui rêvait d'un homo religiosus inaltérable par l'histoire,qui se rêvait lui-même invulnérable devant les épisodes de sa propre histoire, est un pur produit, quasi mécanique, de l'histoire. Et alors son succès devient naturel, puisqu'il exprime ce qui est attendu par tout un public, non pas tant le contenu, que ce public possède déjà en lui,mais l'expression de ce déjà là ( un peu comme vous dites pour vous-même, en expliquant votre attirance par une ressemblance ...).Auteur donc très séduisant, bien conscient de ce potentiel et le travaillant avec habileté, mais à lectures multiples : il l'a d'ailleurs dit lui-même explicitement. Derrière la religiosité, la spiritualité,le romantisme, passe un autre message, " par delà le bien et le mal".

Je crois que beaucoup de démonstrations éliadiennes sont sans valeur ( en particulier pour son "tout religieux" en matière d'origine des phénomènes humains), mais aussi qu'il expose des réalités historiques bien réelles : seulement,dans ce dernier cas,lorsqu'il s'agit de comportements humains que l'histoire des mentalités a condamnés, le problème est que lui les glorifie : ses explications sont des justifications.

Tout ce qui précède demanderait démonstration : je m'y suis employé dans un memoire de DEA, je m'y emploie dans une thèse de doctorat. Pour l'instant je propose que vous preniez le tout comme des suggestions ( je n'ai donné que quelques éléments parmi les moins "durs") et testiez si, en y repensant, vous pourriez ou non percevoir quelques échos dans vos souvenirs de lecture.

Si vous en aviez l'occasion, un tiers du livre de Daniel Dubuisson, Mythologies du XX° siècle, Presses Universitaires de Lille, est consacré à Mircea Eliade : l'auteur veut y montrer les racines du "fasciste et antisémite" Mircea Eliade.


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