Bon, j’ai vraiment du mal à me faire comprendre. Dans plusieurs débats ces derniers temps avec Gilles, Stéphane, et J-F, les mêmes questions, les mêmes arguments, les mêmes positions reviennent systématiquement. Dernièrement encore les réactions de J-F et Stephane à mon affirmation selon laquelle “la science a des aspects intéressants mais chacun a le droit de préférer le mythe” m’ont un peu dérangé. Je comprend que l’on puisse refuser l’idée selon laquelle la science serait équivalente à la mythologie, mais par contre refuser à quiconque de préférer les explications du mythe à celles de la science (ou regarder cette attitude avec mépris, dans la version "plus cool" de J-F) tient autant du dogmatisme que de l’intolérance.
Vous m’excuserez si je fais alors appel à la cavalerie lourde : je vais utiliser une longue citation de Heidegger, qui recouvre assez bien ma position, et qui explique tout ça bien mieux que je ne saurais le faire.
“Prenons un exemple familier : le soleil se couche derrière une montagne, formant un disque ardent qui mesure d’un demi-mètre à un mètre tout au plus. Tout ce que ce soleil est pour les bergers rentrant des champs avec leurs troupeaux, point n’est besoin de le décrire maintenant; c’est le soleil réel, celui-là dont le berger attend le retour pour le matin suivant. Mais le soleil réel s’est déjà couché quelques minutes plus tôt; et ce que nous voyons n’est qu’une apparence causée par des processus de rayonnement déterminés. Mais cette apparence n’est elle aussi qu’une apparence, car “en réalité” - disons nous - le soleil ne se couche pas. Ce n’est pas lui qui se meut en s’élevant au-dessus de la terre et en tournant autour d’elle, c’est au contraire la terre qui tourne autour du soleil. [...]
“Quel est donc maintenant le soleil véritable ? Quelle est la chose qui est le vrai ? Le soleil du berger ou celui de l’astrophysicien ? Ou bien la question est-elle mal posée et, s’il en est ainsi, pourquoi ? Comment en décider ? Pour en décider, il est manifestement nécessaire de savoir ce qu’est une chose, ce qu’on appelle être-chose et comment se détermine la vérité d’une chose. Sur ces questions ni le berger ni l’astrophysicien ne donnent de renseignement; pour être immédiatement ceux qu’ils sont, ni l’un ni l’autre ne peut ni ne doit poser une seule fois ces questions.
“Autre exemple : le physicien et astronome anglais Eddington, parlant de sa table, dit que toute chose de cette sorte, table, chaise, etc. a un sosie, un double. La table n°1 est la table connue depuis l’enfance. La table n°2 est la “table scientifique”. Cette table scientifique, c’est à dire la table que la science détermine dans sa choséité, ne se compose pas de bois, mais se compose pour la plus grande part d’espace vide; dans ce vide sont semées ça et là des charges électriques qui vont et viennent brusquement à grande vitesse. Quelle est donc la vraie table ? La table n°1 ou la table n°2 ? Ou bien sont-elles vraies l’une et l’autre ? Au sens de quelle vérité ? Quelle vérité médiatise entre elles deux ? Il faut donc qu’il y ait une troisième vérité, par rapport à laquelle la table n°1 et la table n°2 sont vraies chacune à sa manière, et représentent des variantes de la vérité. Nous ne pouvons ici nous sauver par l’échappatoire favorite, en disant : les allégations sur la table scientifique n°2, sur les nébuleuses spirales et sur la mort du soleil ne sont que des vues et des théories de la physique. A quoi il faut répliquer : c’est sur cette physique que se fondent nos gigantesques usines de force motrice, les avions, la radio, la télévision, la technique entière qui a transformé la terre et par là l’homme, plus qu’il ne le soupçonne. Ce sont là des réalités et non des vues soutenues par de quelconques chercheurs “éloignés de la vie”. Veut-on donc que la science soit encore “plus proche de la vie” ? Je pense qu’elle est déjà tellement proche qu’elle nous écrase. Bien plutôt nous avons besoin du juste éloignement de la vie pour atteindre une fois encore une distance dans laquelle nous pourrions mesurer ce qui se passe avec nous autres hommes. Personne aujourd’hui ne sait cela. C’est pourquoi nous devons tous et toujours questionner et requestionner pour le savoir, ou tout le moins pour savoir pourquoi et jusqu’à quel point nous ne le savons pas.” (M. Heidegger, “Qu’est-ce qu’une chose”)
Il me semble que ça résume assez clairement tout le truc. Je ne comprends pas l’obstination des sceptiques à vouloir considérer la vision scientifique du monde comme la seule qui soit “vraie”, et encore moins comment ils peuvent prendre pour but d’imposer cette conception des choses à tout le monde.
Le véritable sceptique pratique la suspension du jugement - l’«époché» de Pyrrhon - alors que votre attitude est d’un scientisme dogmatique. Vous vous prenez pour des sceptiques alors qu’en réalité vous êtes des positivistes.
G.
P.S. pour J-F, tu me dis : “Tu accordes beaucoup d'importance à ce qui n'en a pas”.
Non, désolé, les choses n’ont que le sens et l’importance qu’on veut bien investir en elle. Cela ne dépends que de nous, et c’est une question de goût. Je dénie à quiconque la capacité à dire ce qui est “réellement” important et ce qui ne l’est pas.
Vraisemblablement, nous avons quelques problèmes avec la notion de réalité.
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